Il était si beau mon pont sur la Marne et
vous verrez plus loin, ce qu'ils en ont fait. Une pierre lumineuse,
trois arches bien cambrées très féminines, sur des piliers solides,
confiant en l'avenir. Il me conduisait volontiers chez ma
grand' mère, sur l'autre rive de la Marne, à Pavant (Aisne). Chez elle
je me mesurais à la course avec un chien jaune plus grand que moi qui me
rendait au décuple mon amitié débordante. On affolait les nombreuse
poules et même leur beau coq alors qu'on aurait dû les remercier pour
leur véritable aptitude à recycler tout, vraiment tout , et à le rendre
en oeufs solides au jaune éblouissant. Dans la maison des lampes à
pétrole, pas de robinets, l'eau provenait d'une source toute proche,
toujours bien fraîche, toujours offerte. Ma grand' mère excellait à
faire dorer au bout d'un long manche des gaufres inoubliables. Et ses
crêpes, que localement on appelait des "tourtiaux" j'en rêve encore, on
n'en fait plus. Le bonheur simple. Et la corbeille pleine de ces belles
cartes postales d' autrefois dont les dernières envoyées par le grand
père qui avait laissé sa vie à la guerre et dont la plume habile traçait
des pleins et des déliés de toute beauté. Bien sûr, pas de raccourcis,
et pas de fautes d'orthographe, une autre époque. Je repasse le pont et
regagne la maison, mais au milieu de cette nuit de 1940 on fut réveillé
par un "Avis à la population". A l'époque, un employé municipal qu'on
appelait "l'appariteur" allait de croisement de rue en croisement de
rue porter la parole de l' autorité dans un porte-voix pour diffuser ce que
chacun ne devait pas ignorer des décisions municipales. Pour la première
fois, il passait de nuit, pour annoncer que le pont arrivait au terme
de sa vie et qu'il était urgent de passer de l'autre côté. On s'y
attendait, pas d'effet-surprise. D'autres que nous étaient déjà partis
depuis quelques jours, comme une famille de ma rue qui fut anéantie par
un bombardement visant sur la route une cohorte de ces pauvres gens
désemparés qui fuyaient la guerre. Nous, fonctionnaires (mon père s'
entend car facteur des PTT) ne pouvions partir que sur ordre de
l'Administration ou à défaut, de la mairie. On mit vite quelques
chemises et chaussettes dans deux ou peut-être trois valises qu'on
sangla vite fait sur deux vélos. J'abandonnai, le glaive au coeur, un
être vivant, une petite poule naine au plumage mordoré qui m'avait été
confiée par des voisins partis quelques jours auparavant. Je pris
toutefois le temps de répandre dans la cour de la maison un gros sac de
grains de blé pour lui permettre d' attendre mon retour. A cette
époque, comme tout adolescent, je n'étais pas très concerné par tout çà,
on n'est pas responsable, on le sait et on en profite. De plus on se
croit invincible et indestructible. Alors quand les canons de la DCA
dessinaient de belles lumières dans le ciel, je sortais pour les voir et
entendre le choc des éclats qui retombaient bruyamment sur les tôles du hangar. Une voisine
(celle de la poule naine) s'en étant aperçue déclara à mon égard "C'est
le petit frisson guerrier". Littérairement c'est beau, mais je
ressentis le choc. Totale aberration me concernant. J'en fus blessé
"grave". D'autant qu' auparavant, cette dame qui me faisait chanter dans
une fête scolaire (belle voix reconnue) "Malbrought s' en va-t-en
guerre" m'avait vertement rabroué pour une mauvaise prononciation
accentuée du mot "guerre" qu' ensuite je n'osais plus articuler,
essayant en y réussissant mal d'escamoter le "g" dans mon chant (on
souffre quand on est un gamin, on est fragile). Bon, c'était un aparté
et je repars. Mon père déclara que si on voulait retrouver la porte
entière au retour il fallait totalement oublier la serrure, on se contenta de pousser la porte et on laissa
donc la maison à disposition de qui voudrait y entrer. Poussant les vélos
supportant des valises en carton vite remplies de quelques linges de
rechange, mes parents ma soeur un peu plus âgée et moi nous passâmes sur
l'autre rive. Georges B, je suis désolé de te contredire mais il ne
suffit pas "de passer le pont". Je vais te raconter...
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