C' était en 1944, inexorable, la machine de guerre volante anglaise et américaine pilonnait tout, détruisait tout, les bombes pleuvaient sur voies ferrées, gares, ponts.
On entendait de loin un murmure qui enflait, enflait, occupait tout l' espace et soudain les fusées éclairaient la nuit, un sifflement énorme s' amplifiait et Léviathan faisait son oeuvre. Puis le lourd silence, l' attente de la deuxième vague,et les ruines, et les camarades absents du lycée les jours suivants et qu' on retrouva alignés, étendus, figés, dans la cathédrale de l' adieu.
La veille, ou quelques jours auparavant, lors d' une baignade, j'avais déjà traversé la Marne à allure record, sous la trajectoire soudaine d' un avion qui visait un train sur la voie ferrée parallèle à la rivière, les projectiles étaient passés au-dessus de ma tête, mes bras avaient fortement mouliné jusqu' à la terre ferme.
Ce jour-là, J' étais allé à la rencontre de mon père pour lui dire que des parents l' attendaient à la maison. Je le rejoignis au milieu d' un petit groupe qui regardait les énormes flammes s'échappant d' un train de citernes à quelques centaines de mètres, les avions avaient finalisé la destruction de convois qu' ils avaient commencée les jours précédents. Je me joignis au groupe des cinq ou six spectateurs, sans applaudir cependant, c' était si navrant d' en arriver à de telles solutions où plus rien ne comptait, même les vies, amis ou ennemis confondus.
On perçut le sifflement d' une balle qui se fit un chemin dans le groupe et s' en alla plus loin, pas de victime mais arrivèrent deux soldats allemands sautant à terre de leurs bicyclettes, d'où l' imprécision du tir, vociférant, gesticulant, de vrais pantins désarticulés, des jeunes, des grands gamins, ultime recours d' un pouvoir qui avait réussi à faire tuer tous ses adultes ou presque. Ils se précipitent sur nous, nous poussent le long d' une haie proche, nous alignent, reculent, toujours hurlant, réarment leurs fusils...
Mon père me souffle, "sauve - toi". Dans la haie derrière moi une échancrure pouvait au prix de quelques éraflures me permettre de plonger et m' enfuir à toutes jambes, je pouvais m' en sortir, mais je savais qu' ils allaient aussitôt tirer "dans le tas" et qu' aucun des autres, père compris, n' en réchapperait, et je ne pouvais laisser mon père, solidarité familiale. Je restai face à mon destin, on allait mourir ensemble.
Les fusils étaient levés et armés et se pointaient sur nous, on attendait la conclusion, quand on entendit des cris, une autre bicyclette arrivait, en descendit très vite un officier allemand qui se précipita sur les soldats et leur intima l' ordre, à grand renfort de gestes, de baisser les fusils et de s' éloigner. Cet homme qui nous avait sauvé la vie, ne nous regarda pas, ne demanda pas un remerciement, il s' en alla, avec sans doute sur lui le poids et la tristesse infinie, de ce désastre que lui n' avait peut-être pas voulu. Il savait que c' était la fin et ne voulait pas ajouter d' autres vies à l' énorme bilan.
J' ai repensé ensuite à cet homme qui n' échappa peut-être pas à la traque aux derniers soldats perdus qui se faisait sans distinction des mauvais et des bons.
Des semaines passèrent , mon destin me réservait un autre gros choc émotionnel.
et voilà que le lis dans une ancienne revue de la Lozère, à peu près la même histoire.
"...la façon miraculeuse dont, toujours près de Badaroux,à quelques centaines de mètres de la maison parentale,il a avec un camarade, échappé au peloton d' exécution :alors qu' ils étaient à la pêche au bord du Lot, ils sont pris entre deux feux puis appréhendés lors d' une échauffourée entre F.F.I. et Allemands, lorsqu' au dernier moment, déjà collés au rocher, un vieux soius-officier allemand ordonne à sa section d' aller surveiller la route et leur dit : partez, partez" ( J-P Nogaret- " Mémoires d' un réfractaire" )