J' avais pensé déjà quitter le village quand un poste de ville fut mis
en compétition, selon critères tels que ancienneté, note de mérite,
considérations familiales comme rapprochement de conjoints d'
administrations différentes, le total des points afférents à chacun de
ces éléments d' appréciation donnait théoriquement un classement des
postulants. Je passai au bureau de l' Inspecteur pour formuler mes
désidératas et mon enthousiasme pour sa belle ville, mais celui-ci
stoppa net mon élan - Avez-vous un logement ? - Non, je n' avais pas de
logement - cependant j' avais appris à l' Ecole Normale et dans le code
Soleil qui est la Bible des enseignants que l' instituteur à l' époque,
plus maintenant, était un fonctionnaire logé, la question ne m' avait
pas effleuré l' esprit, je balbutiai dans ma timidité rémanente - Non,
M. L' Inspecteur, je n' en ai pas - je n' osai en dire plus - au revoir
M. L' Insp. - et je rejoignis mon épouse dans la rue avec l' impression
de n' avoir pas été le bienvenu - Quoi ? pas de logement et tu ne t' es
pas défendu ? Je vais t' en trouver un, moi, un logement - elle m'
entraîna dans la première rue venue et osa, pas moi je restais à
l'écart, sonner à toutes les portes avoisinant des volets fermés, au
centre ville elle en avisa au-dessus d'un grand magasin, obtint une
entrevue avec le propriétaire et ma foi, redescendit, sinon avec une
affaire conclue, tout au moins une forte présomption de réussite- elle
me dit - alors tu la fais cette demande - et je la fis et je fus
refusé comme mon entrevue avec l' Autorité me l' avait fait présager. A
l' époque un poste mis à l' encan n' était pas un poste sans officiant,
mais tenu par quelqu' un qui n' avait pas la capacité de titulaire tout
en voulant souvent rester là. Ou bien on sortait de l' Ecole normale,
ou bien on avait obtenu dans une école dite primaire supérieur un Brevet
supérieur de capacité à l' enseignement, sauf
pour l' enseignement privé ou un Brevet dit "élémentaire" et non
"supérieur" suffisait. Il existait un recrutement parallèle sur
baccalauréat destiné à pallier aux insuffisances éventuelles des
prévisions de formation, il fallait passer un difficile examen écrit
suivi d' un CAP oral et jusqu' à aboutissement, le postulant allait de
poste en poste, en emploi très précaire. Ma femme issue de la Lozère,
avec pourtant son spécifique Brevet supérieur de capacité allait de
remplacement en remplacement, avec périodes de non-emploi non payées et
après plus de vingt postes et deux années de périgrinations sur le
Causse et dans les Cévennes se résigna à quitter son département
excédentaire pour venir dans l' Aisne déficitaire où elle eut l' immense
chance de me rencontrer (n' est-ce pas
?). Lors de l' exode de 1940 je m' étais retrouvé dans sa ville de
Mende, ensuite j y retournai pour un stage de vol à voile, peut-être
avait-elle dû me remarquer et décider de me retrouver tellement je lui
avais fait forte impression, elle le nie mais j en suis convaincu. Je
fus dépité d' être refusé et j' imaginai être victime d' un complot,
mais mes souvenirs manquent de netteté et j' ai peut-être fabulé par
dépit, je ne sais plus trop, on accuse facilement les autres de toutes
les turpitudes collatérales, je veux rester persuadé malgré mes
mauvaises pensées qu' aucune influence ou favoritisme ne pouvait
intervenir, c' eût été malhonnête et surtout le puissant Syndicat
veillait et assistait aux séances de nomination et en faisait ensuite le
compte-rendu à l' adhérent de base, tous syndiqués en ce temps-là,
notre force. Qu' en est-il maintenant ? Je ne le sais pas devenu
vieillard hors course et bientôt , si ce n' est déjà, radoteur patenté.
Mon épouse, je l ai déjà dit venait de Lozère où elle assura des
remplacements intermittents, toujours à la disposition
de l' Administration, dans des
circonstances locales dificiles, ses postes étaient de tout petits
villages perdus sur le Causse calcaire, qui est un ancien fond de mer,
rehaussé à plus de 1000 mètres par les mouvements de la masse terrestre,
soumis en altitude au vent, sans obstacle pour le retenir sur cette
immensité horizontale, au vent qui faisait tourbillonner la neige de l
hiver. On appelait ces écoles de villages des postes déshérités, l'
école fut même un jour, une bergerie au sol en terre battue avec pour
élèves les enfants d'une seule famille. Il arrivait que les hommes du
village dussent creuser un tunnel dans la neige des congères pour
permettre un accès à la classe. Deux de ses collègues filles, pour avoir
voulu assurer la rentrée, se perdirent dans la tourmente qui fait qu'
on n' y voit rien à plusieurs mètres alentour, elles marchèrent tant qu'
elles purent et on les retrouva au matin mortes d' épuisement et de
froid, l'institutrice et sa soeur qui n' avait pas voulu la laisser
partir seule. Un monument au bord de la route rappelle le triste
aboutissement de cette conscience professionnelle généralisée
autrefois. On pouvait se perdre dans la neige à proximité de la maison,
la visibilité devenant nulle, c' est pourquoi les villages disposaient
d' une cloche à sonner dans la tourmente pour guider les pas d' égarés
possibles. Pour rejoindre certains postes, venue de la ville de Mende,
mon épouse laissait sa bicyclette dans la cabane du cantonnier en bord
de route et montait par des chemins rocailleux pour rejoindre l' école
perdue tout
là-haut. Il lui arriva quand la neige était trop haute de
devoir s' entourer les jambes de
bandes molletières de son père, ramenées par lui de son époque
militaire, même ses souliers étaient des chaussures militaires, pénurie
de l' époque, pas de bottes , pas de chaussures en vente. Ainsi
garantie pour une marche avec de la neige jusqu' aux genoux, il lui
arriva de devoir pour ne pas se perdre , suivre le facteur qui lui-même
risquait de s' égarer s' il n' eût eu son chien pour guider ses pas.
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