dimanche 6 juin 2021

Beau village 15

    J' avais pensé déjà quitter le village quand  un poste de ville fut mis en compétition, selon  critères tels que ancienneté, note de mérite, considérations familiales  comme rapprochement de conjoints                  d' administrations différentes, le total des points afférents  à chacun de ces éléments d' appréciation donnait théoriquement un classement des postulants. Je passai au bureau de l' Inspecteur pour formuler mes désidératas et mon enthousiasme pour sa belle ville, mais celui-ci stoppa net mon élan - Avez-vous un logement ? - Non, je n' avais pas de logement - cependant j' avais appris à l' Ecole Normale et dans le code Soleil qui est la Bible des enseignants que l' instituteur à l' époque, plus maintenant, était un fonctionnaire logé, la question ne m' avait pas effleuré l' esprit, je balbutiai dans ma timidité rémanente - Non, M.        L' Inspecteur, je n' en ai  pas - je n' osai en dire plus - au revoir M. L' Insp. - et je rejoignis mon épouse dans la rue  avec l' impression de n' avoir pas été le bienvenu - Quoi ? pas de logement et tu ne t' es pas défendu ? Je vais t' en trouver un, moi, un logement - elle m' entraîna dans la première rue venue et osa, pas moi je restais à l'écart, sonner à toutes les portes avoisinant des volets fermés, au centre ville elle en avisa au-dessus d'un grand magasin, obtint une entrevue avec le propriétaire et ma foi, redescendit, sinon avec une affaire conclue, tout au moins une forte présomption de réussite- elle me dit - alors  tu la fais cette demande  - et je la fis et je fus refusé comme mon entrevue avec l' Autorité me l' avait fait présager. A l' époque un poste mis à l' encan n' était pas un poste sans officiant, mais tenu par quelqu' un qui n' avait pas la capacité de titulaire tout en voulant souvent rester là. Ou bien on sortait de  l' Ecole normale, ou bien on avait obtenu dans une école dite primaire supérieur un Brevet supérieur de capacité à  l' enseignement, sauf pour l' enseignement privé ou un Brevet dit "élémentaire" et non "supérieur" suffisait. Il existait un recrutement parallèle sur baccalauréat destiné à pallier aux insuffisances éventuelles des prévisions de formation, il fallait passer un difficile examen écrit suivi d' un CAP oral et jusqu' à aboutissement, le postulant allait de poste en poste, en emploi très précaire. Ma femme issue de la Lozère, avec pourtant son spécifique Brevet supérieur de capacité allait de remplacement en remplacement, avec périodes de non-emploi non payées et après plus de vingt postes et deux années de périgrinations sur le Causse et dans les Cévennes se résigna à quitter son département excédentaire pour venir dans l' Aisne déficitaire où elle eut l' immense chance de me rencontrer (n' est-ce pas ?). Lors de l' exode de 1940 je m' étais retrouvé  dans sa ville de Mende, ensuite j y retournai pour un stage de vol  à voile, peut-être  avait-elle dû me remarquer et décider de me retrouver tellement je lui avais fait forte impression, elle le nie mais j en suis convaincu.  Je fus dépité d' être refusé et  j' imaginai être victime d' un complot,  mais mes souvenirs manquent de netteté et j' ai peut-être fabulé par dépit, je ne sais plus trop, on accuse facilement les autres de toutes les turpitudes collatérales, je veux  rester persuadé malgré mes mauvaises pensées qu' aucune influence ou favoritisme ne pouvait intervenir, c' eût été malhonnête et surtout le puissant Syndicat veillait et assistait aux séances de nomination et en faisait ensuite le compte-rendu à l' adhérent de base, tous syndiqués en ce temps-là, notre force. Qu' en est-il  maintenant ? Je ne le sais pas devenu vieillard hors course et bientôt , si ce n' est déjà, radoteur patenté. Mon épouse, je l ai déjà dit venait de Lozère où elle assura des remplacements intermittents, toujours à la disposition de  l' Administration, dans des circonstances locales dificiles, ses postes étaient de tout petits villages perdus sur le Causse calcaire, qui est un ancien fond de mer, rehaussé à plus de 1000 mètres par les mouvements de la masse terrestre, soumis en altitude au vent, sans obstacle pour le retenir sur cette immensité horizontale, au vent qui faisait tourbillonner la neige de l hiver. On appelait ces écoles de villages des postes déshérités, l' école fut même un jour, une bergerie au sol en terre battue avec pour élèves les enfants d'une seule famille. Il arrivait que les hommes du village dussent creuser un tunnel dans la neige des congères pour permettre un accès à la classe. Deux de ses collègues filles, pour avoir voulu assurer la rentrée, se perdirent  dans la tourmente qui fait qu' on   n' y voit rien à plusieurs mètres alentour, elles marchèrent tant qu' elles purent et on les retrouva au matin mortes d' épuisement et de froid, l'institutrice et sa soeur qui n' avait pas voulu la laisser partir seule. Un monument au bord de la route rappelle le triste aboutissement de  cette conscience professionnelle généralisée  autrefois. On pouvait se perdre dans la neige à proximité de la maison,  la visibilité  devenant nulle, c' est pourquoi les villages disposaient d' une cloche à sonner dans la tourmente pour guider les pas d' égarés possibles. Pour rejoindre certains postes, venue de  la ville de Mende, mon épouse  laissait sa bicyclette dans la cabane du cantonnier en bord de route et montait par des chemins rocailleux pour rejoindre l' école perdue tout là-haut.   Il lui arriva quand la neige était trop haute de devoir s' entourer les jambes de bandes molletières  de son père, ramenées par lui de son époque militaire, même ses souliers étaient des chaussures militaires, pénurie de l' époque, pas de bottes , pas de chaussures en vente. Ainsi  garantie pour une marche avec de la neige jusqu' aux genoux, il lui arriva de devoir pour ne pas  se perdre , suivre le facteur qui lui-même risquait de s' égarer s' il n' eût eu son chien pour guider ses pas.
         
                                  

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